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L'évaluation économique de la nature: Intérêts et limites

Un article de Guillaume O.

 

 

     En 1997, Robert Constanza publie un travail dans lequel il évalue la valeur des écosystèmes mondiaux, arrivant à la valeur de une à trois fois la valeur du PIB mondial (1) .Trois ans plus tard, l'ONU initie l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (Millenium Ecosystem Assessment, MEA) dont les résultats sont publiés en 2005 (2) .

En 2009, le Royaume-Uni lance un programme ayant pour vocation de réaliser « la première analyse de l'environnement du Royaume-Uni selon les bénéfices qu'il offre pour la société ainsi que pour une prospérité économique durable » (3) ; Son équivalent français, le rapport « Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes » de Chevasus-au-Louis B., paraît la même année (4) .

C'est un véritable engouement pour l'évaluation économique de la nature, de la part des institutions internationales et plus récemment des états. Cet article s'attachera à expliquer le succès de cette démarche, mais aussi à pointer ses limites. 

 

Donner une valeur, c'est conserver

 

Durant les années soixante-dix, l'idée d'une crise environnementale et de la responsabilité de l'homme dans celle-ci fait son apparition. Depuis, l'accumulation de données scientifiques l'ont largement confirmée, rendant la posture éco-sceptique de plus en plus intenable : il aujourd'hui « extrêmement probable » que l'homme ait une influence dans le réchauffement climatique (5) ainsi que dans l'érosion de la biodiversité (6) .

 

Depuis 1987 et le protocole de Montréal (interdiction des chlorofluorocarbures pour stopper la destruction de la couche d'ozone), et plus encore depuis 1990 avec le premier rapport du GIEC, l'idée de conséquences néfastes pour l'humanité de la dégradation de l'environnement fait son apparition sur la scène internationale.

 

Une approche anthropocentrée de la protection de la nature éclipse l'approche biocentrée qui s'était développée jusque là (7) , comme en témoigne cet extrait de la Convention pour la Diversité Biologique (8) : « Conscientes du fait que la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique revêtent la plus haute importance pour la satisfaction des besoins alimentaires, sanitaires et autres de la population de la planète [...] »

 

Cette approche est entérinée par l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire conçue pour « répondre aux besoins des décideurs et du public en matière d’information scientifique relative aux conséquences des changements que subissent les écosystèmes pour le bien-être humain ainsi qu’aux possibilités de réagir à ces changements. ».

 

Avec la nécessité de conserver la nature surgit une question : comment éviter la dégradation d'un bien commun ? La réponse viendra des économistes.

 

 

La tragédie des communs, un problème d'externalité

 

Leur réflexion part d'un travail de Garett Hardin, « The tragedy of the commons » (9) où il décrit l'évolution de l'état d'un pâturage utilisé par les éleveurs d'un village et n'appartenant à personne en particulier. Il explique que cette situation évolue immanquablement vers une surexploitation du pâturage et à un effondrement de la ressource. En effet, chaque individu ayant un intérêt personnel à maximiser sa propre exploitation de la ressource commune, la taille des troupeaux augmente progressivement jusqu'à ce que le pâturage ressemble à un champ de boue.

 

En théorie économique, cette surexploitation est analysée comme une défaillance du système économique, due à des « externalités ». On parle d'externalité lorsque « l'activité de production ou de consommation d'un agent affecte le bien-être d'un autre sans qu'aucun des deux reçoive ou paye une compensation pour cet effet » (10). Celles-ci peuvent aussi bien être négatives ( exemple de la pollution d'une rivière par une usine) ou positives (exemple de la pollinisation des arbres fruitiers externalité de l'activité de l'apiculteur). C'est exactement ce qu'il se passe avec les ressources naturelles : le coût de leur dégradation n'est pas pris en charge par l'entité qui les dégrade. 

 

Deux échappatoires, l'état ou le marché

 

Dans son article, Hardin avance deux types de solutions qui permettraient d'éviter cet effondrement de la ressource : une intervention de la puissance publique, garante de l'intérêt commun ou la définition de droits de propriété privés, afin que la dégradation de la ressource deviennent un coût pour chacun. Ces deux moyens reviennent à internaliser les externalités

 

La puissance publique dispose de deux outils principaux, la législation et les incitations financières. L'outil législatif permet d'interdire les comportements jugés mauvais pour la communauté. Par exemple, le droit français prévoit une sanction pouvant aller jusqu'à un million d'euros et dix ans d'emprisonnement pour un rejet intentionnel d'hydrocarbure par les navires (déballastage) (11). L’outil financier consiste essentiellement à décourager les comportements jugés mauvais pour le groupe en les taxant et à encourager les comportements vertueux en les subventionnant (exemple français du système bonus-malus à l'achat de véhicules (12)). A l'échelle internationale, on peut citer comme exemple l'interdiction des CFC par le protocole de Montréal, interdiction qui a fait preuve de son efficacité puisque il est modélisé que la couche d'ozone se reforme et atteindra l'état qu'elle avait en 1980 autour de 2050 (13).

 

Néanmoins, au vu des inconvénients que comporte l'intervention de la puissance publique, notamment son coût (administration, contrôle...), la tendance idéologique actuelle est de la limiter au maximum, notamment dans le domaine économique. On en vient ainsi à la deuxième catégorie de solution proposée par Hardin et plébiscitée par les économistes néoclassiques: définir des droits de propriété et des prix. La création de marchés de permis d'émission est la concrétisation de ce type d'idée. On peut citer le marché des quotas d'émission de dioxyde souffre mis en place aux Etats-Unis ou encore le marché international des permis d'émissions mis en place par le protocole de Kyoto. C'est de cette manière qu’apparaît la nécessité d'effectuer une évaluation économique de la nature.

Celle-ci permet de rendre compte des coûts environnementaux, de chiffrer pour négocier, de ne pas opposer développement et conservation mais aussi d'informer les décideurs et les citoyens (vertu pédagogique). 

 

Comment évaluer économiquement la nature ?

 

Une première étape nécessaire pour permettre une évaluation économique de la nature est de détailler les différents types de service qu'elle produit, ce que l'on effectue à l'échelle de l'écosystème. La décomposition qui suit est celle qui est aujourd'hui très largement adoptée, notamment par le MEA. 

Une seule méthode existe à ce jour pour permettre de calculer directement la Valeur Économique Totale (VET) d'un écosystème, il s'agit de l'évaluation contingente. Il existe d'autres méthodes, dites indirectes qui elles permettent d'estimer seulement la valeur d'usage d'un écosystème. On peut notamment citer la méthode des fonctions de dommage, celle des coûts de transport ou encore celle des prix hédonistes. C'est cette dernière que je développerai à titre d'exemple.

 

L'évaluation contingente et ses limites

 

L'évaluation contingente consiste à faire des enquêtes auprès de particulier au cours desquelles, après qu'ils aient pris connaissance de toutes les données concernant un écosystème donné, on les interroge sur leur consentement à payer (Combien seraient-ils prêts à payer pour voir cet écosystème maintenu?) et leur consentement à recevoir (Combien faudrait-il leur donner pour qu'ils consentent à la dégradation de l'écosystème?). On imagine ainsi un marché fictif sur lequel on mettrait l'écosystème et sur lequel s'effectuerait une transaction entre l'individu et le décideur public. On extrapole ensuite la somme des consentements à payer et à recevoir à une population plus vaste ce qui permet d'obtenir une valeur de l'écosystème (15). Cette méthode permet donc d'associer un équivalent monétaire à une valeur qui n'en a normalement pas.

 

Si son principe est assez simple, il faut se montrer extrêmement précautionneux dans sa mise en œuvre car elle présente deux écueils majeurs. D'une part, elle suppose que « les individus enquêtés se comportent comme des consommateurs face à des biens environnementaux », c'est à dire l'enquêté aura le même comportement dans ce marché fictif que celui qu'il a dans le marché réel, face à des biens courants. D'autre part « les intentions d’achat qui sont utilisées dans la méthode d’évaluation contingente sont exprimées dans des discours » (16) ce qui, en d'autres termes, signifie qu'il existe un potentiellement un hiatus entre les « préférences révélées par l'action » et celles révélées par le discours. Ce n'est pas parce que quelqu'un déclare être prêt à payer cent euros pour conserver une forêt qu'il passera à la caisse le moment venu. 

 

Les méthodes indirectes et leurs limites : l'exemple des prix hédonistes 

 

La méthode des prix hédonistes consiste à utiliser la valeur d'un bien, généralement celle de l'immobilier, à proximité du bien dont on veut évaluer la valeur. Il s'agir par exemple de déterminer la valeur d'un littoral à l'augmentation des prix au mètre carré lorsque on s'en rapproche. Combien est on prêt à payer en plus pour être proche du littoral ? Là encore, si cette méthode est simple dans son principe, son application se révèle un peu plus complexe. Cette méthode consiste de fait à effectuer une régression linéaire du prix du logement en fonction de différents paramètres que l'on estimera, celui nous intéressant étant le coefficient de régression associé à la distance au littoral. On voit tout de suite surgir les difficultés inhérentes à la méthode de régression : il ne faut oublier aucune des variables à l'origine des variations de prix de l'immobilier (ce qui peut se révéler ardu, notamment à cause de problèmes de redondance) pour déterminer l'influence qu'a la variable « environnement » sur le prix17. La méthode suppose aussi que les ménages ont une conscience de l'état de l'environnement, qui est parfois difficile à capter.

 

Un problème d'ordre philosophique

 

Une critique que l'on peut faire de l'évaluation économique de la nature est son anthropocentrisme. On évalue la nature à l'aune des bénéfices que peuvent en tirer les êtres humains (traduits en termes monétaires) avec l'idée que c'est cela qui permettra de la conserver. « Il faut donner un prix à la nature pour pouvoir la protéger » explique Pavan Sukdev (18) (qui a dirigé les travaux du TEEB « The Economics of Ecosystems and Biodiversity »).

 

Que faire alors des éléments naturels qui ne contribuent pas au bien-être de l'homme ? On peut ainsi citer les virus, les ravageurs de culture, les adventices, les insecte vecteurs de maladie... Ainsi, il existe de nombreux cas où c'est la destruction et non la conservation d'écosystèmes et d'espèces qui a significativement contribué à l'amélioration du bien-être humain : assèchement de zones humides dans le cas de la lutte contre le paludisme, éradication du virus de la variole... De plus, à l'intérieur de l'humanité, ce qui est considéré comme un bénéfice par certains ne l'est pas forcément pour tous. L'exemple le plus connu est sans doute celui des conflits liés à la protection des grands prédateurs. On citera à titre d'exemple celui qui oppose ruraux et urbains autour de la protection du loup en Suède (19) .

 

Au delà de cette considération, on peut se poser la question de la légitimité de considérer que la nature a uniquement une valeur instrumentale (valeur que possède quelque chose en tant que moyen pour atteindre une fin) et pas de valeur intrinsèque (valeur de quelque chose lorsque celui-ci est une fin en soi). Cette réduction ôte toute idée d'un devoir moral de l'homme envers la nature, vision qui est critiquée depuis les années 70, notamment par Arne Naess (20) et Richard Routley (21) qui se font les défenseurs d'une éthique biocentrée. On voit que l'approche de la conservation de la nature par son évaluation économique s'inscrit dans « une approche managériale des problèmes environnementaux » qui ne remet pas en cause la base de notre modèle de société, la croissance (c'est ce que Andrew Dobson (22) définit comme de l'environnementalisme, par opposition à l'écologisme qui part de l'idée d'une limite à la croissance et d'une éthique biocentrée).Dominique Bourg (23) souligne que, cette base étant à l'origine des problèmes auxquels nous faisons face aujourd'hui, il paraît illusoire d'espérer solutionner ces problèmes par des outils qui ne la remettent pas en cause. 

 

L'analyse de ces limites philosophiques pousse certains auteurs à affirmer qu'une évaluation économique de la nature conduit à l'effet inverse de celui recherché, à la destruction de la nature (24). 

 

Conclusion

 

Ainsi, si l'évaluation économique de la nature apparaît comme la solution logique aux problèmes environnementaux auxquels notre civilisation fait face, elle présente de nombreuses limites -tant sur le plan pratique que sur le plan philosophique- questionnant sa capacité à permettre une conservation optimale de la nature. Néanmoins, on peut aussi arguer que, sans cette évaluation économique, les dégradations n'en seraient que plus fortes. Des éléments de réponse à ce dilemme sont apportés par les travaux d'Elinor Ostrom (25) où elle reprend ceux de Garett Hardin. en expliquant qu'il existe des. Une douzaine de monographies à l'appui elle montre que intervention de la puissance publique et privatisation ne sont pas les seules voies pour gérer les ressources communes : il existe aussi ce qu'elle appelle les « arrangements institutionnels » qui permettent, si ils remplissent un certain nombre de conditions, de gérer durablement une ressource.

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BIBLIOGRAPHIE

 

1 COSTANZA R. et al., « The value of the world's ecosystem services and natural capital », Nature 387:253-260 (1997)

 

2 Millennium Ecosystem Assessment (MEA). Ecosystems and Human Well-being : Biodiversity Synthesis. Washington D.C., World Resources Institute. 2005

 

3 UK National Ecosystem Assessment, « What is the UK National Ecosystem Assessment ? », [en ligne], disponible sur http://uknea.unep-wcmc.org , consulté le 27 janvier 2015

 

4 Chevassus-au-Louis B, Salles J.M., Pujol J.L. . « Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes » Contribution à la décision publique. Rapport du Centre d’analyse stratégique. Paris, La Documentation française, 2009

 

5 GIEC, « Cinquième rapport d'évaluation :changements climatiques 2014 », [en ligne], disponible sur http://www.ipcc.ch , consulté le 27 janvier 2015

 

6 Millenium Ecosystem Assessment, « Ecosystems and human well being. Synthesis. » [en ligne], disponible sur http://www.millenniumassessment.org/documents/document.356.aspx.pdf, consulté le 27 janvier 2015, p.78

 

7 DOBSON A. et al., « Andrew Dobson: trajectories of green political theory. Interview by Luc Semal, Mathilde Szuba and Olivier Petit », Natures Sciences Sociétés 2/ 2014 (Vol. 22), p. 132-141

 

8 Nations Unies, « Convention pour la diversité biologique », 1992, p.3

 

9 HARDIN G., « The tragedy of the commons », Science, Vol.162, 1968, p.1243-1248

 

10 HENRIET D., « EXTERNALITÉ, économie », Encyclopædia Universalis, [en ligne], disponible sur http://www.universalis.fr/encyclopedie/externalite-economie, consulté le 28 janvier 2015.

 

11 Ministère de la justice, « Présentation des dispositions du code de l’environnement et du code de procédure pénale modifiées par la loi 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité en matière de pollutions marines et politique d’action publique », [en ligne], disponible sur http://www.justice.gouv.fr/bulletin-officiel/3-dacg96a.htm , consulté le 27 janvier 2015, Annexe 2

 

12 Ministère de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, « Bonus-Malus », [en ligne], disponible sur http://www.developpement-durable.gouv.fr/Bonus-Malus-2015.html , consulté le 27 janvier 2015

 

13 Organisation météorologique mondiale/Programme des Nations Unies pour le développement, « Scientific assessment of ozone depletion: 2010 . Executive summary », 2010

 

14 SMITH, M., DE GROOT, D., PERROT-MAÎTE, D. and BERGKAMP, G. « Pay – Establishing payments for watershed services ». Gland, Switzerland IUCN, 2006

 

15 WEBER J., « L'évaluation contingente : les valeurs ont-elles un prix ? », [en ligne], disponible sur http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/artjw.pdf , consulté le 27 janvier 2015

 

16 LUCHINI S., « De la singularité de la méthode d'évaluation contingente », Économie et statistique n°357-358, 2002

 

17 TRAVERS M. et al., « Évaluation des bénéfices environnementaux par la méthode des prix hédonistes : une application au cas du littoral », Économie & prévision 4/ 2008 (n° 185), p. 47-62

 

18 SUKHDEV P., « Il faut donner un prix à la biodiversité », Le Monde, 24/06/2008

 

19 DAHLSTRÖM Åsa Nilsson, « Shoot, dig, and shut up ! », Ethnologie française 1/ 2009 (Vol. 39), p. 101-108

 

20 NAESS A., « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement: A Summary. » Inquiry: An Interdisciplinary Journal of Philosophy and the Social Sciences, 16: 95–100, 1973

 

21 ROUTLEY R., « Is There a Need for a New, an Environmental Ethic? » Proceedings of the XV World Conference of Philosophy (1973): 205–10.

 

22 DOBSON A. et al., « Andrew Dobson: trajectories of green political theory. Interview by Luc Semal, Mathilde Szuba and Olivier Petit », Natures Sciences Sociétés 2/ 2014 (Vol. 22), p. 132-141

 

23 BOURG D., « L'éco-scepticisme et le refus des limites », Études 7/ 2010 (Tome 413), p. 29-40

 

24 MARIS V., « Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques », Versailles Cedex, Editions Quæ « Sciences en questions », 2014

 

25 CLERC D., « Un pas de coté », Alternatives Économiques n° 285 - novembre 2009 

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